– Putain, mais il est où ce « pass », je l’ai encore perdu … j’en étais sûr ! Déjà que le boss m’attend … Je le connais, Il ne va pas me rater … il me gonfle, ce mec, avec ses principes … Ah, ouf, je l’ai !
On est dans les sous-sols de la PJ, boulevard Sébastopol, à Paris. Le commissaire divisionnaire Berthier arrive, à la bourre, comme chaque matin.
En sortant du garage, il allume sa première cigarette de la journée. Enfin presque, disons la première depuis qu’il est sorti de sa voiture. L’autre, la vraie, c’était sous la douche.
C’est un bel homme, grand, les épaules larges, les tempes grisonnantes, toujours dépenaillé et souvent mal rasé. A la PJ, c’est une légende. Entré, sans formation, à 16 ans, il a gravi tous les échelons grâce à des méthodes parfois discutables mais toujours efficaces. On prétend que c’est un ancien délinquant reconverti. Ça l’amuse. On murmure aussi que la retraite, pour lui, ça sera dur. Et ça l’énerve …
Mais, pour l’heure, il est planté devant l’ascenseur et appuie nerveusement sur le bouton.
– Mais qu’est ce qui se passe encore ? Je parie qu’il est bloqué, c’est bien ma veine …
– Vous ne prenez pas l’escalier, Commissaire ? lui suggère suavement sa secrétaire en roulant savamment des hanches devant son regard connaisseur.
– Mais si, j’y cours …
Berthier s’accorde un petit temps pour apprécier les longues jambes de son assistante. Il est songeur. Car si lui regarde toujours les femmes du même œil, il sent confusément qu’elles commencent à le regarder d’un œil différent. Et ça aussi, ça l’énerve … Pourtant, il n’a pas baissé de régime dans ce domaine. Ses partenaires n’ont pas à se plaindre. Loin de là ! Tout ragaillardi par cette idée, il s’élance en courant dans l’escalier. Et s’arrête dix marches plus haut, les tempes bourdonnantes et le souffle coupé. Il est obligé de s’adosser au mur pour laisser son cœur se calmer. Foutues gitanes !
– Si vous continuez à ce rythme, vous ne ferez pas de vieux os, lui avait dit le médecin du travail à sa dernière visite.
– Tant mieux, avait failli aboyer Berthier, peu disposé à troquer sa casquette d’enquêteur contre une paire de charentaises.
Mais il s’était retenu. A quoi bon perdre son temps à discuter avec ce bureaucrate sans perspective ! Il avait autre chose à faire.
Une dernière inspiration et le commissaire peut reprendre son ascension. Sans se presser. De toute façon, il n’y a plus de jupons à l’horizon. Il arrive devant le bureau du directeur de la PJ. La porte est ouverte. Celui-ci lui fait signe d’entrer.
– Ah, Berthier, vous voilà ! Asseyez-vous, je vous en prie et lisez-moi ça. Incroyable, vous allez voir !
Berthier parcourt les feuillets que lui tend son supérieur puis lève les yeux, incrédule.
– Non ? C’est un canular ?
– Pas le moins du monde, tout est vrai, au détail près.
– Mais il perd la tête ? Il est manipulé ? Il y a bien une explication !
– Je l’ai pensé, je vous l’avoue. Mais non, pas de complice à priori. L’homme vit seul depuis des lustres. Célibataire. Il mène une vie sans histoire. Ses voisins l’apprécient, ses collègues aussi. Rien, absolument rien. Casier judiciaire vierge évidemment, il est fonctionnaire.
– Mais où est-il en ce moment ?
– Il est ici. En garde à vue. Il a été arrêté hier en fin d’après-midi.
– Mais vous lui êtes tombés dessus comment ? Par hasard ?
– Même pas, on le filait depuis un mois. Une plainte avait été déposée. Mais on pensait plutôt à un réseau. Mais apparemment, ce n’est pas le cas.
– Et ça dure depuis longtemps ?
– Probablement, on a fait saisir ses comptes. On attend les résultats. Mais on pense que oui. C’est vrai qu’il était difficilement soupçonnable.
– Fichtre ! Et la perquisition chez lui, ça a donné quoi ?
– 100 grammes de cocaïne sous son matelas, un flingue calibre 38 dans le tiroir de sa table de nuit, et quelques liasses de billets.
– Ouais, bien sûr … mais sa came, il la fourguait à qui ? A ses potes ?
– Non, aux adolescents des beaux quartiers, comme les autres. Hier, on l’a coincé dans les petites ruelles derrière le lycée Stanislas. Il avait de bons clients là-bas.
– Mais, ils devaient être morts de rire, les mecs ! Franchement, moi, à leur place, j’aurais pris la drogue et le fric et je me serais barré en courant. Il ne risquait pas de les rattraper !!!
– Oui, vous avez raison mais il avait bien préparé son coup. Tout était pensé. Son déguisement, son maquillage étaient impeccables On n’y voyait que du feu, je vous assure … Moi-même, le sachant, je me suis laissé prendre. Tenez ! Le voici …
Berthier tourne la tête et découvre, à travers la vitre, un petit homme sec, à l’élégance plutôt classique. Un large sourire éclaire alors le visage du commissaire.
– T’es pas con, Papy !
Dealer à 72 ans quand t’es pas du milieu, fallait quand même y penser !
Agnès Charbonnier